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Les Créas de Gisèle
16 juin 2007

23 ans plus tard

Lui et Elle attendent dans leur voiture, garée non loin du Conseil Général de La Roche sur Yon. Céline ne s’appelle plus Céline ; elle a un autre prénom, un prénom bien à elle, un prénom à eux trois qu’ils ont choisi pour effacer les douleurs d’un enfantement qui a duré 20 ans. Il y a trois ans, Céline a vécu son premier gros déboire amoureux, depuis elle est toujours célibataire,  et ça les inquiète beaucoup. Elle n’est pas très mature, elle n’a toujours pas trouvé sa voie, elle papillonne de fac de langues en école de tourisme, et ça aussi ça les inquiète beaucoup.

Mais ces inquiétudes du quotidien ne sont rien face à la terreur qu’ils ressentent pour l’instant. Car Céline est en ce moment dans l’enceinte du Conseil Général en train de consulter son dossier de naissance. Il y a un an, elle s’est brusquement décidée à envoyer une demande, et la réponse est arrivée la semaine dernière, dans une lettre lui donnant rendez vous ici, aujourd’hui. Une semaine, c’est tout ce qu’ils ont eu pour se préparer à ce qui va se passer : leur fille unique, leur amour, leur bébé va les abandonner pour partir à la recherche de cette femme qui l’a enfantée des années plus tôt.

Dans la voiture il s sont silencieux, chacun médite ses inquiétudes et ses doutes. Ils s’accrochent à de bons souvenirs pour essayer de se convaincre que le désastre n’aura pas lieu, qu’ils ne vont pas perdre ce trésor qu’ils ont eu tant de mal à obtenir. La vie n’a pas été sans mal pendant ces 23 ans. Céline a été une enfant joyeuse, gentille, plutôt facile a élever malgré son mauvais caractère, et elle a survécu sans mal aux tensions qui ont déchiré leur couple et failli faire éclater leur petite famille il y a 19 ans. Mais depuis quelques années elle est maussade, revêche, elle est insolente et se dispute souvent avec sa mère. Dès ses 18 ans elle a quitté la maison pour s’installer avec son petit ami, elle a dilapidé ses économies et raté toutes ses années scolaires. Elle ne vient pas les voir aussi souvent qu’elle devrait et quand elle vient, ils ont le sentiment qu’elle se force. Alors oui, aujourd’hui, ici, Lui et Elle ont peur que leur fille les abandonne, ou que, si elle reste elle ne reste que pour l’argent.

Soudain une silhouette se profile à l’entrée du Conseil Général. Céline s’arrête sur le trottoir, prend une inspiration, cherche des yeux la voiture. Ses yeux sont rouges de larmes tandis qu’elle monte à l’arrière et dit à son père : «  On devrait aller se poser quelque part, j’ai des choses à vous raconter ».

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Lui et Elle sont assis dans un petit café près de la gare de la Roche sur Yon. Face à eux, leur fille de 23 ans leur raconte ce petit morceau de sa vie qui n’appartient qu’à elle, et surtout l’histoire de cette femme, sa mère biologique. Une histoire toute simple, toute bête, l’histoire d’une femme amoureuse et enceinte, qui, après avoir été abandonnée par l’homme qu’elle aimait, a perdu tout intérêt pour son enfant à naître et a décidé de le confier à l’Etat pour qu’il lui trouve un foyer aimant.

Céline rayonne. Pour elle, qui avait peur d’être l’enfant d’un viol ou d’une prostituée, le soulagement est indescriptible. Elle est une enfant désirée, elle a été conçue dans l’amour, même si les circonstances ont ensuite fait basculer sa vie. D’ailleurs pour elle ces circonstances n’ont rien de tragique puisqu’elles lui ont permis de rencontrer ses parents. Elle les regarde l’un après l’autre. Maman a le visage ruisselant de larmes et même Papa, à qui il en faut beaucoup, a les yeux rouges et humides. Céline sourit, elle aussi ça lui a fait un sacré choc cette histoire qui est à l’origine de leur histoire à eux. Pourtant, elle sent instinctivement qu’il y a autre chose, une autre raison plus complexe aux pleurs de ses parents.

«  Vous voyez, tout va bien – dit-elle en prenant la main de sa mère. Qu’est-ce qui se passe, quelque chose ne va pas ?

Maman a la gorge trop nouée pour répondre, alors Papa se lance :

-          C’est juste que … nous avons peur.

-          Peur ? Mais de quoi ?

-          Nous avons peur que maintenant que tu sais qui est ta mère biologique tu te mettes à sa recherche et que tu nous abandonnes, répond-il tout simplement.

Céline reste un instant interloquée. Abandonner ses parents ? Quelle idée ? Puis la lumière se fait dans son esprit et elle sourit intérieurement. « Quels idiots ! » pense-elle avec tendresse.

Céline n’est peut être pas très mature mais elle n’est pas idiote, et elle connait la vie de ses parents. Elle sait que chacun de leur côté ils n’ont pas pu s’offrir le luxe d’une crise d’adolescence. Aucun d’eux n’a pu renier ses parents pour mieux revenir vers eux à l’âge adulte, aucun d’eux n’a pu se permettre d’être distant, de manquer de respect, de faire des bêtises. Ils sont tout simplement déroutés, ils ne comprennent pas encore que ce n’est qu’une phase de sa jeune vie qui ne remet aucunement en cause l’amour qu’elle leur porte. Et le fait que la crise d’ado de leur fille ait commencé à 18 ans et ne soit pas encore finie doit les confondre encore plus. N’importe quel parent, dans ces conditions, serait inquiet, mais l’adoption a métamorphosé cette inquiétude en véritable panique.

Céline cherche ses mots pour leur expliquer, leur faire comprendre que ces neufs mois en commun avec une femme qu’elle ne connait pas ne remplaceront jamais une vie entière avec des gens aussi extraordinaires qu’eux. Malgré les grognements, les silences boudeurs, les regards rancuniers, Papa sera toujours l’homme bon et généreux qui lui a appris à lire, à faire du vélo, qui lui construisait des moulins à eau dans les ruisseaux pendant les vacances et plus tard l’a accompagnée en voiture à ses premières sorties en boîte. Malgré les disputes, les cris, les déchirements, Maman restera la femme douce et tendre qui la berçait quand elle faisait des cauchemars, qui dansait avec elle sur les yéyés au réveillon et s’arrange toujours pour préparer un de  ses plats préférés quand elle vient déjeuner. A l’évocation de tous ces souvenirs Céline sent l’émotion la submerger, et c’est d’une voix entrecoupée de sanglots qu’elle commence enfin à parler.

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Dans une rue proche de la gare de la Roche sur Yon, une famille sort d’un café. Elle est comme toutes les autres familles : le papa, la maman et leur fille chérie. Pourtant, ils ont quelque chose de différent, comme s’ils détenaient un trésor secret. Dans cette famille, le Papa n’est pas le père, et la Maman n’est pas la mère. Mais justement dans cette famille, c’est ce qui fait toute la richesse.

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